…/… Nous sommes accueillis par la Mère Supérieure envers laquelle ma mère manifeste une grande déférence : sa reconnaissance d’être hébergée avec ses enfants dans ce lieu protégé est infinie. D’autant que notre arrivée est un fait d’exception : Kaznadar est en effet dédié à l’accueil de jeunes filles de milieux aisés ; leur y sont dispensés l’enseignement, la culture et l’éducation qui conviennent à leurs origines. Nous sommes la seule famille à y être admise.
Pendant que ma mère converse avec la Mère Supérieure, mes sœurs et moi nous tenons sagement assis, dans l’attente du signal maternel qui nous donnera le droit de nous lever.
C’est la première fois que je me trouve en proximité immédiate d’une religieuse, et sous mes longs cils, je profite du temps qui m’est donné pour scruter, de bas en haut, ses chaussures d’homme, sa robe noire, la corde qu’elle porte au cou au bout de laquelle pend une croix. Puis je me hasarde un peu effrontément à détailler son visage, son voile noir qui se répand sur ses épaules. Et plus que tout, l’étrange bandeau blanc qui enserre le pourtour de sa tête : tant de bizarrerie me trouble, au point de me demander ce qui vaut à la religieuse d’être privée de cheveux et d’oreilles…
Elle n’a pourtant pas grand-chose à voir avec les personnages fantastiques croisés au hasard de mes lectures…
Mon malaise s’accroît lorsque nous nous levons pour rejoindre l’endroit où nous serons logés : dans le couloir et l’escalier, je croise d’autres religieuses. Elles présentent toutes les mêmes symptômes : pas de cheveux, pas d’oreilles.
Je suis très impressionné et décide de garder mes distances avec ces êtres quasi irréels…
Arrivés à l’étage, la Mère Supérieure nous présente l’espace qui nous est attribué : au milieu d’un grand dortoir, des draps ont été suspendus de part et d’autre des murs pour former des séparations et nous réserver un semblant d’intimité familiale. La pièce aux cloisons flottantes est équipée de quatre matelas qui nous sont destinés. Ma mère se montre ravie de notre nouveau « logement ».
D’un côté et de l’autre de notre chambre, des lits sont dressés et accueillent les élèves et Mère Alma, chargée de surveiller le dortoir.
Les jours, les semaines passent, nous prenons tranquillement nos nouvelles habitudes de vie à Kaznadar.
Vient un soir où je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je sens les heures tourner, compte les moutons comme on me l’a appris, rien n’y fait, pas l’ombre d’un battement de paupière en vue… Lorsque, de façon inattendue, j’aperçois une main ouvrir délicatement l’un des draps suspendus de notre « chambre », puis une ombre vêtue d’une chemise de nuit blanche glisser sur le sol pour se diriger vers le pot de chambre à l’autre bout du dortoir.
J’attends tranquillement le trajet retour de « l’ombre », et écarquille le plus possible les yeux pour l’identifier : quelle n’est pas ma surprise de distinguer dans la pénombre les traits de Mère Alma, la surveillante du dortoir ! Elle présente un aspect que je n’aurai jamais pu imaginer : débarrassée de son voile, elle a la tête nue, porte une chevelure maigrichonne, et des oreilles démesurément grandes ! Mais quelle découverte ! Je n’en reviens pas ! Je réalise brutalement qu’une religieuse n’est autre qu’une femme ! Un immense soulagement m’envahit, je sais maintenant que ma nouvelle proximité de vie avec les religieuses n’a rien de maléfique…
Et voici qui me rassure dans mes rapports quotidiens avec elles : ainsi puis-je me laisser aller à admirer encore plus Sœur Marie-Ange, l’une de mes enseignantes, que je trouve très belle. Je la couve de mes grands yeux bleus et exerce auprès d’elle un timide pouvoir de séduction enfantine. Mes tentatives ne sont pas vaines ; elles me valent une mansuétude toute particulière : avec Sœur Marie-Ange, j’ai le droit de ne pas savoir mes leçons ni faire mes devoirs… De quoi me réjouir !
J’avoue ne pas me risquer au même exercice avec Mère Séphora que je crains beaucoup : elle n’hésite pas, à chaque faux pas, à m’infliger des punitions et vexations en tous genres. Lesquelles arrivent bien trop vite aux oreilles de ma mère que je sais consternée de mon manque de sérieux.