…/… Les événements en Algérie donnent une nouvelle tournure à la vie militaire d’Armand : il doit quitter la France et rejoindre Constantine.
Le 15 août 1955 sonne l’heure du départ : je l’accompagne pour rejoindre le bus qui le mènera à la gare. C’est là qu’il rejoindra son régiment. Armand ne veut pas que j’aille jusqu’au train avec lui :
« C’est trop triste, me dit-il en posant doucement sa main sur mon ventre arrondi. Et tu dois d’abord prendre soin de toi ».
Les semaines qui suivent, j’ai le cœur très lourd. Mes beaux-parents me consolent de leur mieux. Je suis très inquiète et totalement ignare de ce qui se passe en Algérie.
Je ne comprends pas ce qui s’y joue, ni les enjeux de ce conflit.
Mes beaux-parents chez qui je vis n’ont pas d’atlas, je n’en trouve pas à disposition, je ne sais pas où est l’Algérie ni où se trouve mon mari. J’essaie de relier les maigres éléments que je glane ici ou là : j’entends parler du massacre de Constantine, précisément la ville où se trouve Armand ; puis de sa répression sanglante et disproportionnée qui fait des milliers de morts ; puis du fils du boulanger, même âge qu’Armand, tué dans un attentat mené par le Front de Libération Nationale (FLN) ; puis de la torture que certains appelés sont contraints de pratiquer sur des prisonniers politiques pour extorquer des aveux ou les faire basculer dans leur camp. Je crains le pire.
Seules les lettres d’Armand me rassurent : je les attends avec tant d’impatience ! Nous nous écrivons une à deux fois par semaine. Il faut composer avec la censure : aucune mission ne doit être évoquée, si bien que je ne sais jamais ce que fait mon mari ; et je ne dois poser aucune question dans ma correspondance.
Si son absence est un poids moral difficile à soutenir pour moi, je suis également préoccupée par notre situation financière qui se dégrade : Armand n’a plus de salaire et reçoit de l’armée une maigre solde qui suffit à peine à nos besoins.
Toujours présents, mes parents m’aident à la mesure de leurs moyens, c’est-à-dire peu. Je réduis nos dépenses autant que je peux, tout en gardant précieusement un peu d’argent pour acheter des timbres, seul viatique pour rester en contact avec mon mari.
Un soir, après lui avoir écrit une longue lettre, je regarde dans mon porte-monnaie ce qu’il y reste : une pièce de vingt centimes. Juste de quoi acheter le timbre qui me permettra d’envoyer ma lettre dès le lendemain !
Mais dans un geste maladroit, la pièce m’échappe des mains et va se loger sous une plinthe. Le mince couteau que je saisis pour la récupérer ne fait que la pousser plus loin, elle se retranche comme définitivement recluse.
Impossible de la récupérer : la pièce reste là où sa course l’a menée. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Et me trouve bien punie pour ma banale maladresse… Une nouvelle fois, la tristesse m’envahit.
Il n’y a plus qu’à attendre le versement de la prochaine solde pour que je puisse envoyer mon courrier. La lettre patientera une semaine sur mon chevet.